Écrit par
Maître Elodie DUCREY‑BOMPARD
Actualités jurisprudentielles

Par un arrêt d’assemblée n°387763 du 13 juillet 2016, le Conseil d’Etat a jugé qu’en l’absence de mention des délais et voies de recours par l’acte de notification, les décisions administratives individuelles peuvent faire en principe, l’objet d’un recours par leur destinataire, dans la limite d’un «délai raisonnable» d’un an.

Cet arrêt scelle l’impossibilité de remettre indéfiniment en cause une décision administrative notifiée; il mérite, néanmoins, d’être analysé dans le détail car le champ d’application de cette nouvelle règle prétorienne est précisément défini et, in fine, relativement complexe.

Dans cet arrêt d’une importance remarquable, puisque rendu par l’Assemblée du contentieux, le Conseil d’Etat a procédé à une mise en balance du droit au recours et de l’intérêt général qui s’attache au concept de stabilité des situations juridiques.

Il décide que le principe de sécurité juridique, plusieurs fois réaffirmé dans des décisions précédentes, fait obstacle à ce qu’une décision administrative individuelle puisse être indéfiniment contestée en l’absence de mention des voies et délais de recours.

1)      Les faits

Un ancien brigadier de police a reçu, le 26 septembre 1991, notification d’un arrêté du ministre de l’économie et des finances du 24 juin 1991 lui concédant une pension de retraite.

Cette notification mentionnait le délai de recours contentieux dont il disposait pour contester l’arrêté, mais ne précisait pas la juridiction compétente pour en connaître.

L’ancien brigadier a engagé une procédure devant le tribunal administratif en 2014 à l’encontre de l’arrêté ministériel, lui reprochant de ne pas prendre en compte la bonification pour enfants prévue par les textes et demandant qu’une nouvelle liquidation de sa pension soit réalisée rétroactivement.

Par une ordonnance du 2 décembre 2014, le tribunal administratif de Lille a rejeté sa demande en l’estimant tardive, puisqu’elle était formée au-delà délai de deux mois suivant la notification de la décision.

Le Conseil d’Etat censure l’ordonnance en ce que le tribunal a estimé le délai recours de deux mois opposable au requérant et, réglant l’affaire au fond, aboutit cependant au même résultat: il rejette la requête pour tardiveté, non en faisant application du délai de droit commun de deux mois mais en créant un nouveau délai, le « délai raisonnable » d’un an au-delà duquel même en cas d’information incomplète sur les voies et délais de recours, le destinataire d’une décision ne peut plus exercer de recours juridictionnel.

2)      Le principe de non-opposabilité des délais de recours en cas de mention irrégulière des voies et délais de recours

Dans sa décision commentée du 13 juillet 2016, la haute instance se montre fidèle à sa jurisprudence antérieure selon laquelle « le délai de recours commence, en principe, à courir à compter de la publication ou de la notification complète et régulière de l’acte attaqué » (CE, 15 avril 2015, numéro 375685).

Une décision individuelle n’est opposable à son destinataire qu’à compter de sa notification et le délai de recours, en principe de 2 mois, à l’encontre d’une telle décision, ne court à compter de cette notification que sous réserve de l’indication des voies et délais de recours.

Cette règle figure désormais à l’article R. 421-du code de justice administrative (ancien article R. 104 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel à l’époque des faits), qui dispose : « les délais de recours contre une décision administrative ne sont opposables qu’à la condition d’avoir été mentionnés, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision. »

En ce sens, il est jugé que lorsque la notification comporte des ambiguïtés sur les voies et délais de recours de nature à induire en erreur les intéressés dans des conditions telles qu’ils pourraient se trouver privés du droit au recours contentieux effectif, la notification ne peut être regardée comme faisant courir le délai de recours contentieux (CE, 4 décembre 2009, numéro 324 284).

Dans sa décision du 13 juillet 2016, le Conseil d’État précise fort logiquement qu’une notification incomplète est insusceptible de faire courir le délai de recours contentieux qui n’est, par conséquent, pas opposable au destinataire de la décision.

Il précise, en effet, que la notification doit, « s‘agissant des voies de recours, mentionner, le cas échéant, l’existence d’un recours administratif préalable obligatoire ainsi que l’autorité devant laquelle il doit être porté ou, dans l’hypothèse d’un recours contentieux direct, indiquer si celui-ci doit être formé auprès de la juridiction administrative de droit commun ou devant une juridiction spécialisée et, dans ce dernier cas, préciser laquelle

Dans l’affaire qu’avait à juger le Conseil d’État, la notification était incomplète puisque si elle mentionnait le délai de recours contentieux dont l’intéressé disposait à l’encontre de l’arrêté contesté, elle ne contenait aucune indication quant à la juridiction compétente.

Le délai de recours contentieux ne pouvait être jugé opposable à l’intéressé et, par suite, la requête ne pouvait être considérée comme tardive pour ce motif.

Toutefois, le Conseil d’État, tout en sanctionnant la juridiction de première instance, consacre une nouvelle règle de procédure contentieuse qui aboutit, pour d’autres motifs, au même résultat qu’en première instance, à savoir le rejet de la requête pour cause de tardiveté.

3)     La définition d’un « délai raisonnable » pour exercer un recours juridictionnel en cas de notification incomplète de l’acte contesté

Par sa décision du 13 juillet 2016, la haute assemblée définit une solution d’équilibre dans la dialectique qui oppose la volonté de préserver la stabilité des situations juridiques qui fonde tout système de droit et toute organisation sociale au droit à un recours effectif.

Le rapporteur public, Olivier Henrard, résume de manière particulièrement limpide, dans ses conclusions sur cet arrêt, l’état d’esprit qui l’anime : « nous pensons que la possibilité de contester indéfiniment une décision individuelle que le destinataire n’a pu ignorer et dont il s’est accommodé pendant un important laps de temps est une sanction tout à fait disproportionnée au regard de l’exigence de stabilité des situations juridiques qui fonde tous les systèmes de droit et toute organisation sociale. La justice générale ne peut, à ce point, céder devant l’intérêt particulier. »

Par suite, le conseil d’État a défini la nouvelle règle prétorienne de la manière suivante : « le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être mis en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire, ou dont il est établi, à défaut d’une telle notification, que celui-ci a eu connaissance ; en une telle hypothèse, si le non-respect de l’obligation d’informer l’intéressé sur les voies et délais de recours, ou l’absence de preuve qu’une telle information a bien été fournie, ne permet pas que lui soient opposés les délais de recours fixés par le code de justice administrative, le destinataire de la décision ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d’un délai raisonnable. »

Ce délai raisonnable est donc fixé, de manière tout à fait prétorienne, à la durée d’une année, qui correspond aux délais de recours les plus larges rencontrés dans les systèmes juridiques européens.

Ainsi, le conseil d’État arc-boute sa décision sur le principe de sécurité juridique.

Ce principe n’est pas nouveau et a été, maintes fois, invoqué et affiné par les juridictions administratives depuis sa « découverte » dans une décision célèbre KPMG du 24 mars 2006.

Il avait été notamment invoqué dans une décision prodromique du 15 avril 2016 (numéro 375 132) par laquelle il avait été jugé que « toutefois, l’exercice par tiers d’un recours administratif ou contentieux contre un permis de construire montre qu’il a connaissance de cette décision et a, en conséquence, pour effet de faire courir à son égard le délai de recours contentieux, alors même que la publicité concernant ce permis n’aurait pas satisfait aux exigences prévues par l’article A. 424-17 du code de l’urbanisme. »

La notion de sécurité juridique était ici appelée à la rescousse pour justifier une telle sévérité : « les règles d’opposabilités des délais de recours énoncées au point 3 poursuivent un but légitime de préservation de la sécurité juridique de la situation des bénéficiaires du permis de construire ».

Bien entendu, ce délai raisonnable n’a vocation à s’appliquer que dans des situations bien définies.

4)     Champ d’application de la règle du délai raisonnable d’un an

Tout d’abord, au regard des termes employés dans l’arrêt, la règle n’est définie qu’à l’égard des décisions individuelles ; faute de précision, elle ne devrait pas s’appliquer aux actes réglementaires.

Ensuite, le délai de recours a pour point de départ la notification de l’acte lorsqu’elle est incomplète (lorsqu’elle est complète ce sera, cela va sans dire, le délais de 2 mois qui aura vocation à s’appliquer) ou la date à laquelle il est établi que l’intéressé en a eu connaissance.

Ce point reste à définir puisqu’il appartiendra à l’administration de démontrer que le destinataire de la décision a eu connaissance de celle-ci ; à défaut, il conviendra de considérer qu’aucun délai de recours, qu’il soit de 2 mois ou d’un an, ne lui est opposable ; dans ce cas précis, on restera sur une situation où la décision pourra être indéfiniment contestée.

En troisième lieu, la règle du délai raisonnable d’une année est assortie d’un tempérament lorsque, pour des raisons de fait ou de droit, l’intéressé a été empêché d’agir plus tôt (on pense par exemple à l’incapacité juridique, à la minorité ou peut-être tout autre circonstance de fait comme une hospitalisation grave qui empêcherait l’intéressé d’exercer ses droits).

Il appartient au requérant de justifier qu’il ne pouvait agir dans un délai immédiat et qu’il doit bénéficier d’un surcroît de délai.

En quatrième lieu, il semblerait que la règle n’ait vocation à être opposée qu’au destinataire de la décision puisque les tiers ne sont pas expressément visés dans l’arrêt et que celui-ci se réfère exclusivement au « destinataire de la décision ».

Enfin, en ce qui concerne l’entrée en application de cette nouvelle règle, le Conseil d’État prend soin de préciser que celle-ci ne porte pas atteinte à la substance du droit au recours mais a trait aux seules modalités d’exercice de ce droit.

Ils s’en infère que cette nouvelle règle s’implique à toutes les instances en cours et que les juridictions devront en faire application à tous les litige dont elles sont saisies, quelle que soit la date des faits qui lui ont donné naissance et quelle que soie la date d’introduction de la requête.

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Cette décision novatrice mérite donc quelques éclairages supplémentaires qui seront certainement apportés dans les temps à venir en ce qui concerne les conditions d’application et son opposéabilité aux éventuels tiers contestataires d’une décision individuelle et à son éventuelle extension aux actes réglementaires (dont on rappellera qu’ils peuvent être contesté sans condition de délai, sans égard pour leur publication, grâce au dispositif de la demande d’abrogation consacré par l’arrêt commune compagnie Alitalia de 1989).

 

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