Écrit par
Maître Elodie DUCREY‑BOMPARD
Dossiers

DROIT ADMINISTRATIF – DROIT PUBLIC – URBANISME

L'appréciation de l’intérêt pour agir en matière d’urbanisme est, depuis de nombreuses années, sous le feu des projecteurs. Cette notion a connu d'importantes évolutions ces dernières années, allant dans le sens d'une restriction du champ des personnes admises à exercer des recours en matière d'urbanisme. Focus.

En pratique, l’intérêt pour agir est une condition nécessaire et indispensable de l’action en justice.

En contentieux administratif général, on considère que le requérant, pour être recevable à former un recours en annulation, doit invoquer un intérêt personnel, légitime, matériel ou moral.

La jurisprudence administrative fait preuve d’un certain libéralisme, admettant un cercle toujours plus large de personnes dont l’intérêt pour agir est reconnu.

Toutefois, ce libéralisme n’est pas allé sans excès, en particulier en matière d’autorisation d’urbanisme. Dans cette matière, le recours au juge était devenu une manière, pour certains, de retarder les projets de constructions parfois sur fond de rivalités professionnelles ou personnelles, ou pour des considérations encore plus viles, en vue de juteux marchandages.

La multiplication des recours avait des conséquences directes sur le délai de traitement des dossiers par les tribunaux, qui se trouvait excessivement allongé.

De nombreux projets immobiliers se sont trouvés, de la sorte, paralysés, certains ayant même, du fait de ces délais, tout bonnement avorté.

Dans ces conditions, le parlement a été régulièrement saisi de propositions ou projets de loi visant à limiter les recours abusifs.

Ces propositions de loi n'ont pas abouti.

Finalement, la précédente législature, saisie d'un projet de loi en ce sens, a accepté de confier au gouvernement le soin de prendre, par voie d’ordonnance, toute mesure propre à accélérer le règlement des litiges dans le domaine de l’urbanisme et prévenir les contestations dilatoires ou abusives.

L’un des objectifs clairement affichés par le législateur était d’endiguer l’augmentation anormale du contentieux des permis de contruire.

Cela est notamment passé par un encadrement des conditions dans lesquelles le juge peut être saisi d’un recours en annulation ou d’une demande de suspension, en particulier en exigeant des requérants un intérêt suffisamment direct à agir.

Cet intérêt étant apprécié à l'aune de l’atteinte portée par le projet litigieux aux conditions d’occupation, d’utilisation et de jouissance du bien.

Ainsi, l’ordonnance n°2013-638 du 18 juillet 2013 relative au contentieux de l’urbanisme, dit Ordonnance Labetoulle, a posé une définition de l’intérêt pour agir dans le Code de l’Urbanisme

Ladite ordonnance a instauré, dans le Code de l’urbanisme, un article L.600-1-2 ainsi rédigé :

« Une personne autre que l'Etat, les collectivités territoriales ou leurs groupements ou une association n'est recevable à former un recours pour excès de pouvoir contre un permis de construire, de démolir ou d'aménager que si la construction, l'aménagement ou les travaux sont de nature à affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance du bien qu'elle détient ou occupe régulièrement ou pour lequel elle bénéficie d'une promesse de vente, de bail, ou d'un contrat préliminaire mentionné à l'article L. 261-15 du code de la construction et de l'habitation ».

Cette disposition nouvelle, qui affecte la substance du droit de former un recours pour excès de pouvoir contre une décision administrative, est uniquement applicable aux recours formés contre les décisions intervenues après son entrée en vigueur (CE Avis., 18 juin 2014, n°376113) - soit un mois après sa publication au Journal officiel, soit le 19 août 2013.

La doctrine autorisée n’est pas unanime en ce qui concerne les effets concrets de cette définition légale de l’intérêt pour agir.

Certains auteurs considèrent qu’il s’agit, pour une grande part, d’une simple codification à droit constant des règles dégagés par la jurisprudence administrative.

D’autres, au contraire, estiment qu’il s’agit d’un durcissement des règles relatives à l’intérêt pour agir de nature à dissuader les recours dilatoires ou abusifs.

En tout état de cause, cette nouvelle définition fait obstacle à une appréciation par présomption, qu’affectionnait particulièrement le juge administratif.

Du reste, le rapport Labetoulle accompagnant le projet d’ordonnance ne cachait pas qu’il s’agissait d’adresser un signal aux juridictions administratives, en les « invitant à retenir une approche un peu plus restrictive de l’intérêt pour agir », afin d’aller « au-delà du caractère direct et certain exigé dans le droit commun par la jurisprudence » (D. Labetouille, Construction et droit au recours : pour un meilleur équilibre, p.7).

Restait à connaître la suite qu’allait réserver la jurisprudence à cette invitation à durcir la recevabilité des requêtes.

Les décisions rendues, en particulier par le Conseil d’Etat, permettent d’avoir un premier aperçu des conséquences de cette définition légale pour les requérants.

Un mouvement en deux temps semble se dessiner.

Dans un premier temps, il appartenait fort logiquement à la haute juridiction administrative de définir les contours de cette nouvelle définition légale. Les premiers retours de décisions rendues par les juge du fond conduisaient les praticiens de la matière à alerter sur un véritable durcissement des règles, entraînant notamment des rejets par ordonnance pour irrecevabilité manifeste (1). Dans un second temps, le Conseil d’Etat est venu apporté un tempérament dans l’appréciation de la notion pour le voisin immédiat (2).

  • 1. Les premières conséquences de cette nouvelle définition légale

Dans un arrêt du 10 juin 2015, le Conseil d’Etat a commencé par préciser les contours de ces dispositions :

«Il résulte de ces dispositions qu'il appartient, en particulier, à tout requérant qui saisit le juge administratif d'un recours pour excès de pouvoir tendant à l'annulation "d'un permis de construire, de démolir ou d'aménager, de préciser l'atteinte qu'il invoque pour justifier d'un intérêt lui donnant qualité pour agir, en faisant état de tous éléments suffisamment précis et étayés de nature à établir que cette atteinte est susceptible d'affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance de son bien (…) ». (CE, 10 juin 2015, n°3861121)

Il a confirmé ensuite, dans un arrêt en date du 10 février 2016, le principe énoncé et a, dans le même temps, apporté des éléments importants quant à l’appréciation de la preuve devant être rapportée par le requérant :

« (…) Considérant que les écritures et les documents produits par l'auteur du recours doivent faire apparaître clairement en quoi les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance de son bien sont susceptibles d'être directement affectées par le projet litigieux » (CE, 10 février 2016, n°387507).

Plus récemment encore, la haute juridiction administrative a estimé, sur la répartition de la charge de la preuve entre les parties :

« qu'il appartient au défendeur, s'il entend contester l'intérêt à agir du requérant, d'apporter tous éléments de nature à établir que les atteintes alléguées sont dépourvues de réalité ; que le juge de l'excès de pouvoir apprécie la recevabilité de la requête au vu des éléments ainsi versés au dossier par les parties, en écartant le cas échéant les allégations qu'il jugerait insuffisamment étayées mais sans pour autant exiger de l'auteur du recours qu'il apporte la preuve du caractère certain des atteintes qu'il invoque au soutien de la recevabilité de celui-ci ». (CE, 29 mai 2017, n°399556).

Postérieurement à l’entrée en vigueur de ces dispositions, une analyse des premières jurisprudences rendues par les juges du fond laissait à craindre une dérive des juges.

En effet, faisant usage de la faculté ouverte par l’article R. 222-1 4° du Code de justice administrative, aux termes duquel « Les présidents de tribunal administratif et de cour administrative d'appel, les premiers vice-présidents des tribunaux et des cours, le vice-président du tribunal administratif de Paris, les présidents de formation de jugement des tribunaux et des cours et les magistrats ayant une ancienneté minimale de deux ans et ayant atteint au moins le grade de premier conseiller désignés à cet effet par le président de leur juridiction peuvent, par ordonnance : (…) 4° Rejeter les requêtes manifestement irrecevables, lorsque la juridiction n'est pas tenue d'inviter leur auteur à les régulariser ou qu'elles n'ont pas été régularisées à l'expiration du délai imparti par une demande en ce sens », il est apparu que les juges du fond n’hésitaient pas à y recourir.

En pratique, le rejet par ordonnance a des conséquences redoutables pour le requérant puisque cela signifie que son dossier ne sera pas appelé en audience publique ni examiné par une formation collégiale de jugement.

Le requérant n'étant donc pas en mesure d'apporter des éléments supplémentaires pour étayer son intérêt pour agir, se voyant ainsi dénier le sacrosaint principe du contradictoire, qui impose au juge qui entend relever un  moyen d'office, de mettre à même les parties de débattre dudit moyen et d'apporter tout élément de nature à combattre un tel moyen.

Toutefois, compte tenu de cette dérive qui contrevenait au droit fondamental d'exercer un recours effectif, le Conseil d’Etat, jouant son rôle de cour régulatrice, est venu apporter un certain tempérament au durcissement de l’appréciation de l’intérêt pour agir.

  •  2. Un tempérament bienvenu pour le voisin immédiat de la construction litigieuse

Ce tempérament a été particulièrement important s’agissant de l’appréciation de l’intérêt à agir du voisin immédiat.

Par un arrêt en date du 13 avril 2016, la haute juridiction a précisé :

« Eu égard à sa situation particulière, le voisin immédiat justifie, en principe, d'un intérêt à agir lorsqu'il fait état devant le juge, qui statue au vu de l'ensemble des pièces du dossier, d'éléments relatifs à la nature, à l'importance ou à la localisation du projet de construction » (CE, 13 avril 2016, n°389798).

Dans ce même arrêt, le Conseil d’Etat a tiré les conséquences de cette interprétation et a annulé l’ordonnance pour irrecevabilité manifeste rendu par le tribunal administratif de Marseille.

Pour certains auteurs, cette jurisprudence a marqué le retour au premier plan de la jurisprudence libérale du Conseil d’Etat en matière d’appréciation de l’intérêt à agir, ce dernier revenant à un système de présomption d’intérêt pour le voisin immédiat.

Dans la pratique, au regard des différentes jurisprudences précitées une nouvelle distinction semble devoir s’imposer dans le contentieux de l’urbanisme :

-          D’une part, les voisins immédiats au projet, pour qui l’effort de caractérisation de l’intérêt à agir est allégé. Dans cette situation, le critère de proximité immédiate est essentiel et suffisant pour caractériser l’intérêt à agir ;

-          D’autre part, les voisins plus éloignés du projet litigieux, pour qui il conviendra de caractériser de quelle manière le projet qu’ils contestent est susceptible d’affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de leur bien.

Ces règles ont d'ores et déjà connu quelques applications dans la pratique.

Ainsi, par exemple, en vertu des règles précitées, l’intérêt à agir a été reconnu pour une société propriétaire de l’immeuble situé à proximité immédiate qui  a fait valoir « qu'elle subirait nécessairement les conséquences de ce projet du fait des nuisances sonores de la piscine qui sera implantée à 0,18 m du mur séparatif de sa propriété et des perturbations en matière de circulation sur l'avenue du 22 août 1944 en l'absence de places de stationnement prévues par le projet, en ayant d'ailleurs joint à sa demande des documents graphiques et des plans détaillés du dossier de permis de construire permettant d'apprécier la nature, l'importance et la localisation du projet contesté ; qu'ainsi, la société Immogroupe G a justifié d'un intérêt donnant qualité pour agir pour demander l'annulation du permis de construire en litige ». (CAA Marseille, 6 juin 2017, n°17MA00172)

  • Pour conclure...

En toute hypothèse, il apparaît que l’instauration de cette définition légale de l’intérêt pour agir a profondément modifié l’approche du juge dans l’appréciation de l’intérêt pour agir et a, par conséquent, modifié en profondeur l’approche qui doit être celle du requérant qui entend obtenir l’annulation d’une construction litigieuse.

Il semble en tout cas acquis qu’il appartient au requérant de faire état, dès l’introduction de son recours, de tous éléments permettant au juge de former son opinion.

Pour sa part, le défendeur à l’instance ne devrait plus hésiter à invoquer systématiquement le défaut d’intérêt pour agir.

Il convient, pour celui qui entend contester une décision d’urbanisme de produire systématiquement la justification du titre relatif à la propriété jouxtant le projet ainsi que le document montrant la réalité du voisinage (plans, croquis, photographies…). Il est indispensable qu'il précise les modalités d'occupation du bien et l'atteinte à cette occupation / jouissance qu'occasionnera le projet immobilier litigieux.

Si les requérants procèdent de la sorte, les présidents de tribunaux seront moins tentés d’utiliser le redoutable mécanisme du rejet pour irrecevabilité manifeste.

 

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